Familie

© Michiel Devijver

Conception, texte et mise en scène Milo Rau, à La Colline-Théâtre National.

Après Grief and Beauty présenté récemment à La Colline, second volet de la Trilogie de la vie privée élaborée par Milo Rau (notre article du 27 janvier 2023), Familie, son premier volet, est à son tour programmée, autour du même regard posé par l’artiste sur la mort.

Il part ici d’un fait d’hiver : quatre membres d’une même famille vivant près de Calais dans le nord de la France, la famille Demeester, composée des parents, de deux adolescentes et de deux chiens, ont été retrouvés pendus dans la cuisine, en 2007. Aucune effraction, pas de violence, ces mots laconiques uniquement laissés : on a trop déconné, pas de drames internes repérés. Un cas resté mystérieux.

Milo Rau tente de décoder le sens de la vie et le sens de la mort de cette famille ordinaire en reconstituant ce qu’il imagine être leur dernière soirée, dans l’attente du geste qu’ils posent collectivement. On les voit dans leur vie sommes toutes banale, cuisiner, téléphoner, regarder la télévision, apprendre l’anglais, prendre une douche, rien que du quotidien, on a envie d’oublier la tragédie annoncée.

© Michiel Devijver

Radical en même temps que construisant le trouble entre réalité et fiction, Milo Rau nous fait pénétrer chez eux par les fenêtres de la façade de leur maison. Le père est aux fourneaux dans la cuisine-pièce de vie, la mère colle des photos sur les murs de la salle de bains puis prend sa douche, les deux filles sont dans leur chambre. On sentira chez elles l’espace d’un instant une hésitation finale, jusqu’à ce que l’aînée, sorte de narratrice première dans le spectacle, donne le signal, par ces mots : Faisons-le. Placée à l’avant-scène, elle avait auparavant témoigné d’idées suicidaires, plan repris par caméra et s’affichant sur grand écran. Avec la famille Demeester, on quitte la normalité pour entrer dans l’irrationnel. On ne connait pas ses motivations, « la pièce peut être vue un peu comme une messe noire de la vie », dit Milo Rau.

Le début du spectacle dessine aussi le contexte du fait d’hiver – nous sommes loin de toute fiction – en montrant quelques images des acteurs visitant Calais : la sculpture de Rodin et ses célèbres Bourgeois de Calais, les bords de mer, la façade de la maison où s’est déroulé le drame, évoquée par la scénographie signée de Barbara Vandendriessche. Nous sommes entre le dedans et le dehors. Milo Rau joue aussi avec les frontières de la réalité par le choix d’une véritable famille d’acteurs pour sa distribution : An Miller, Filip Peeters, Leonce Peeters et Louisa Peeters, tous quatre excellents dans les petits gestes de tous les jours et la vérité de leur comportement, dans l’expression de ce que chacun préfère. Des caméras traduisent par gros plans retransmis sur écran ces petits riens qui font le quotidien.

La fin du spectacle ne nous épargne pas, quatre cordes pendent du plafond devant la véranda et nous assistons à la pendaison dans son sens le plus réaliste du terme. Le salut heureusement nous rassure quelques minutes plus tard au retour des acteurs, mais l’illusion est totale et l’idée qu’une famille se soit réellement tuée ne nous quitte pas.

Avec Milo Rau, directeur artistique du Théâtre de Gand (NTGent) qui, au fil de plus d’une vingtaine de spectacles interroge les tragédies du monde, nous ne sommes plus vraiment face à un geste artistique, mais plutôt face à nos raisons de vivre et à l’absurde de la vie.

Brigitte Rémer, le 4 mars 2023

Avec : An Miller, Filip Peeters, Leonce Peeters, Louisa Peeters. Décors Anton Lukas – costumes Anton Lukas, Louisa Peeters – vidéo Moritz von Dungern – lumières Dennis Diels – arrangements musicaux Saskia Venegas Aernouts

Du 10 au 12 février et du 17 au 19 février 2023 à 20h30, le samedi 18 février à 15h30 – à La Colline-Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro : Gambetta – site : www.colline.fr